67

 

A midi dix, Alan Moran longeait le couloir du Capitole, descendait un étroit escalier et ouvrait la porte d’un bureau discret qu’il réservait à son usage personnel. La plupart des hommes dans sa position étaient constamment entourés d’une nuée de secrétaires, mais lui préférait travailler dans la solitude.

Il était toujours sur ses gardes et avait ce regard fixe de ceux dont le seul amour est le pouvoir, un pouvoir qu’ils sont prêts à obtenir par n’importe quels moyens et à n’importe quel prix. Pour parvenir au sommet de la hiérarchie parlementaire, Moran avait soigneusement cultivé son image. En public, il affichait une véritable ferveur religieuse, une réserve teintée d’un sens de l’humour chaleureux et mettait l’accent sur son passé d’homme qui s’était fait tout seul.

Sa vie privée était toute différente. C’était un athée convaincu qui méprisait ses électeurs. Célibataire et sans amis proches, il vivait en ermite dans un petit appartement de location. Tout l’argent qu’il gagnait allait à sa société de Chicago rejoindre les fortunes amassées en pots-de-vin et autres opérations illicites.

Douglas Oates, Sam Emmett, Martin Brogan, Alan Mercier et Jesse Simmons, le secrétaire à la Défense dont la mesure d’assignation à résidence venait d’être rapportée, se levèrent quand Moran entra et alla s’installer derrière son bureau. Il se dégageait de lui une impression de suffisance qui n’échappa pas à ses visiteurs. Il les avait convoqués sur son propre territoire et ils n’avaient eu d’autre choix que de s’exécuter.

« Merci d’avoir bien voulu venir, messieurs, fit-il avec un sourire forcé. Je suppose que vous savez pourquoi vous êtes ici.

— Pour discuter de votre possible accession à la Présidence, répondit Oates.

— Il ne s’agit pas de mon accession « possible » comme vous dites, répliqua sèchement Moran. Le Sénat doit entamer la procédure d’impeachment à sept heures ce soir. En tant que successeur désigné par la Constitution, j’estime qu’il est de mon devoir de prêter serment dès le procès terminé afin de commencer aussitôt à réparer les dégâts provoqués par les coupables trahisons de mon prédécesseur. »

Le secrétaire d’Etat ne paraissait guère convaincu.

« Tant que la mort de Vince Margolin n’est pas prouvée, certains pourraient interpréter votre hâte excessive comme une tentative d’usurpation de pouvoir, surtout en considérant le rôle que vous avez joué dans l’évincement du Président. »

Moran lui lança un regard furieux puis se tourna vers Emmett pour déclarer simplement :

« Vous avez les vêtements du vice-président qui ont été récupérés dans le Potomac.

— Le labo du F.B.I. les a bien identifiés comme appartenant à Margolin, reconnut Emmett. Mais rien n’indique qu’ils aient séjourné dans l’eau pendant deux semaines.

— Ils ont dû s’échouer sur la berge et sécher.

— Vous avez pourtant affirmé que l’homme qui vous les a apportés les avait repêchés au milieu du fleuve.

— C’est vous le directeur du F.B.I., pas moi, répliqua Moran avec colère. C’est à vous de tirer des conclusions et ce n’est pas mon procès qu’on fait ici !

— Je pense que dans l’intérêt de tous, il serait préférable de continuer les recherches pour retrouver Margolin, proposa calmement le secrétaire d’Etat.

— Je suis tout à fait d’accord, approuva Brogan. Nous ne pouvons pas le considérer comme mort avant d’avoir retrouvé son cadavre.

— Et puis un certain nombre de questions ne vont pas manquer d’être soulevées, ajouta Mercier. Les causes exactes de son décès, par exemple.

— Il est évident qu’il s’est noyé, répondit Moran. Probablement quand l’Eagle a coulé. »

Le conseiller à la Sécurité poursuivit sans relever :

« Et puis, vous ne nous avez jamais expliqué de façon satisfaisante quand et comment Marcus Larimer et vous avez débarqué du yacht présidentiel pour votre petite partie de pêche dans les Caraïbes.

— Je suis disposé à répondre à toutes les questions voulues devant une commission d’enquête du Congrès, mais certainement pas à celles émanant de personnes qui me sont si clairement hostiles.

— Vous devez comprendre qu’en dépit de toutes ses erreurs, nous devons fidélité au Président, fit Oates.

— Je n’en doute pas, répliqua Moran. Et c’est pour cette raison que je vous ai réunis ici. Dix minutes après le vote du Sénat, je prêterai serment. Mon premier acte officiel sera d’annoncer soit vos démissions, soit vos révocations. C’est à vous de choisir. D’ici à ce soir, aucun d’entre vous n’appartiendra plus au gouvernement des Etats-Unis. »

 

L’étroite route pavée serpentait au travers des collines surplombant la mer Noire. Installé sur le siège arrière d’une longue limousine Cadillac, Vladimir Polevoï étudiait le dernier rapport d’Alexeï Lugovoy, levant de temps à autre les yeux pour contempler le soleil déjà très bas sur l’horizon.

La voiture attirait tous les regards sur son passage. Equipée d’une télévision en couleurs, d’un bar et d’une chaîne stéréo, elle avait été fabriquée spécialement pour le chef du K.G.B. qui l’avait fait venir à Moscou sous prétexte d’en étudier la technologie.

La Cadillac longea une falaise bordée d’arbres. La route s’arrêtait devant un immense portail de bois. Un officier en uniforme salua Polevoï et pressa un bouton.

Les portes s’ouvrirent en silence sur un superbe parc fleuri. La voiture emprunta une allée et se gara devant une vaste demeure de plain-pied de style occidental contemporain.

Polevoï monta un large escalier de pierre et entra dans le hall où il fut accueilli par le secrétaire particulier du président Antonov qui le conduisit sur une terrasse dominant la mer.

Quelques instants plus tard, le numéro un soviétique apparut, suivi d’une fort jolie servante portant un plateau avec du saumon fumé, du caviar et de la vodka glacée. Il semblait d’excellente humeur et il s’assit avec décontraction sur la balustrade.

« Votre nouvelle datcha est vraiment magnifique, le complimenta le chef du K.G.B.

— Merci. Elle a été construite par un architecte français ».

Puis, passant brusquement au sujet qui le préoccupait, il demanda :

« Quelles sont les nouvelles de Washington ?

— Le Président va être destitué, répondit Polevoï.

— Quand ?

— D’ici à demain.

— C’est sûr ?

— Absolument. »

Antonov prit son verre de vodka et le vida d’un trait. La jeune fille s’avança aussitôt pour le remplir. Polevoï la soupçonnait d’ailleurs de remplir aussi d’autres fonctions auprès du maître du Kremlin.

« Nous sommes-nous trompés, Vladimir ? s’inquiéta celui-ci. Avons-nous voulu en faire trop et trop vite ?

— Personne ne peut prévoir les réactions des Américains. Ils n’obéissent pas à la logique.

— Qui va le remplacer ?

— Alan Moran, le président de la Chambre des représentants, sans doute.

— Pourrons-nous travailler avec lui ?

— Selon mes informateurs, il a un esprit retors mais reste néanmoins influençable. »

Antonov regarda au loin un petit bateau de pêche illuminé par le soleil couchant.

« Si j’avais le choix, je crois que je préférerais Moran au vice-président Margolin.

— Tout à fait d’accord, approuva Polevoï. Margolin est un ennemi juré des valeurs communistes et un farouche partisan de la course aux armements.

— Est-ce que nous pouvons agir, discrètement bien sûr, pour favoriser l’entrée de Moran à la Maison Blanche ?

- Il vaudrait mieux nous en abstenir, répondit le chef du K.G.B. Si nous étions découverts, cela produirait l’effet inverse de celui escompté.

— Où est Margolin ?

— Il est toujours entre les mains des Bougainville.

— Vous croyez que cette vieille sorcière irait le relâcher pour écarter Moran du chemin ? »

Polevoï haussa les épaules avec impuissance.

« Qui peut savoir ce qu’elle a en tête ?

— Si vous étiez à sa place, Vladimir, que feriez-vous ? »

Le chef du K.G.B. réfléchit un instant, puis répondit :

« Je passerais un marché avec Moran pour me débarrasser de Margolin.

— Moran aurait-il le cran d’accepter ?

— Si un homme retenu prisonnier dans des conditions extrêmement précaires constituait le seul obstacle entre le pouvoir et vous, comment réagiriez-vous ? »

Antonov éclata de rire :

« Vous lisez en moi comme à livre ouvert, mon vieil ami. Vous savez, bien entendu, que je n’hésiterais pas une seconde à l’éliminer.

— Selon les médias américains, Moran prétend que Margolin s’est suicidé en se noyant volontairement.

— Ce qui confirme votre théorie, fit le numéro un soviétique. Après tout, notre Lotus de Fer finira peut-être par nous rendre un jour service.

— En tout cas, le marché que nous avons conclu avec elle ne nous aura pas coûté un rouble.

— A propos, où en est l’or ?

— L’amiral Borchavski a entamé les opérations de renflouage. Il pense avoir récupéré tous les lingots d’ici trois semaines.

— Excellentes nouvelles, se réjouit Antonov. Et Lugovoy ? Va-t-il poursuivre son projet après l’éviction du Président ?

— Certainement. Celui-ci détient encore des tas de secrets que Lugovoy ne lui a pas extirpés.

— Bien. Qu’il continue donc. Fournissez-lui la liste détaillée des domaines politiques et militaires que nous désirons explorer. Tous les dirigeants américains quittant le pouvoir sont ensuite consultés pour leur expérience par les nouvelles administrations, quelles que soient d’ailleurs les erreurs commises sous leur mandat. Les masses capitalistes ont la mémoire courte. Ce que sait le Président et ce qu’il apprendra encore en rencontrant ses successeurs nous sera infiniment utile dans l’avenir. Cette fois, nous ferons preuve de patience et nous prendrons tout notre temps. Le cerveau du Président des Etats-Unis deviendra peut-être notre poule aux œufs d’or au cours des prochaines décennies. »

Polevoï leva son verre :

« Je bois au meilleur agent secret que nous ayons jamais recruté. »

Le maître du Kremlin sourit :

« Puisse-t-il demeurer longtemps opérationnel. »

 

A des milliers de kilomètres de là, installé devant une console, le professeur Raymond Edgely étudiait les paramètres qui s’inscrivaient sur une imprimante. Il ôta ses lunettes et se frotta les yeux. En dépit de son apparente fatigue, il débordait d’énergie. Cette occasion qui lui était offerte de se mesurer à son plus redoutable adversaire dans une partie de psychologie de haut niveau repoussait les limites de sa résistance physique.

Le docteur Harry Greenberg, un chercheur renommé dans le domaine de la psychiatrie, alluma sa pipe puis déclara :

« Inutile d’attendre plus longtemps, Ray. Opérons le transfert.

— Je ne voudrais pas agir avant d’être sûr de pouvoir tromper Alexeï.

— Allez-y, le poussa Greenberg. Cessez donc de tergiverser. »

Edgely consulta ses collaborateurs du regard et se décida enfin :

« Bien, lança-t-il. Que tout le monde se prépare à faire passer les communications de l’implant sur notre ordinateur central. »

Greenberg fit rapidement le tour de la salle, échangeant quelques brèves paroles avec les responsables, vérifiant que tout était normal. Trois psychologues étaient assis à la console, prêts à appuyer sur les touches. Les autres étaient penchés sur les moniteurs de contrôle.

Le programmeur inséra l’ordre de transfert et attendit. Tous retenaient leur souffle, les yeux rivés sur l’écran qui allait annoncer le succès ou l’échec. Les secondes s’égrenaient dans un silence tendu. Deux mots, soudain, s’inscrivirent en lettres vertes : Transfert accompli.

Ils poussèrent d’abord un profond soupir de soulagement puis commencèrent à parler tous en même temps, se serrant la main et s’assenant des claques dans le dos avec l’enthousiasme d’ingénieurs de la N.A.S.A. après un lancement réussi.

« Vous croyez qu’Alexeï va marcher ? s’inquiéta Edgely.

— Ne vous en faites pas. Il ne nous soupçonnera jamais. Lugovoy est bien trop orgueilleux pour s’imaginer qu’on puisse le doubler. Il avalera tout ce qu’on voudra et le transmettra à Moscou sans l’ombre d’une hésitation.

— J’espère bien, fit Edgely en s’épongeant le front. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à transporter le Président à l’hôpital Walter-Reed pour extraire l’implant.

— Les choses importantes d’abord », déclara Greenberg en brandissant une bouteille de champagne.

Il fit sauter le bouchon et remplit les verres apportés par un membre de l’équipe,

II leva sa coupe pour porter un toast :

« Au professeur Edgely qui vient de ramener le K.G.B. dix ans en arrière ! »

 

Panique à la Maison-Blanche
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